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Desdemona et le couteau

Lorsqu’elle se réveilla ce matin-là, Desdemona était seule dans la maison. Tout était silencieux, étrangement calme. Aucun mouvement ne faisait craquer le parquet, aucun pas ne résonnait sur le marbre froid, aucune respiration n’était perceptible, pas même le souffle du vent dans les arbres devant les fenêtres. Même les chiens semblaient avoir disparu. 

 

Une sensation de panique l’empêcha de respirer. Elle ne savait même plus comment elle s’appelait, ni exactement où elle se trouvait. 

 

Le lit défait à côté d’elle semblait indiquer la présence d’une autre personne mais elle se sentit tellement seule qu’elle n’osa même pas crier, de peur de s’effrayer elle-même. 

La main tendue vers le miroir, elle tenta d’esquisser un sourire pour se rassurer mais ce fut une grimace maladroite et très laide qui jaillit et défigura son visage, à tel point qu’elle crut voir un monstre dans ce qui autrefois était censé lui rappeler sa beauté inégalée dans le pays. 

 

N’y croyant pas ses yeux, elle approcha son miroir de la fenêtre afin d‘affronter une nouvelle fois cette vision atroce évoquant les caricatures des sorcières qu’elle avait découvertes à l’âge de cinq ans dans un livre pour enfants, sans doute un recueil de contes fantastiques destinés à distraire les âmes des chérubins dans le calme et la noirceur de la nuit avant qu’ils ne pénètrent dans le royaume des rêves. 

 

A la lumière du jour, elle se trouva encore plus horrible et défigurée. 

 

D’immondes traces noirâtres chevauchaient des coulées de sang sur lesquelles des cheveux malhabiles étaient venus se coller. Son oeil droit était déformé et gonflé, et sa paupière bleuâtre rivalisait d’éclats colorés avec ses cernes jaune violet. 

 

Sa robe de nuit, évoquant autrefois les robes des princesses des Mille et une Nuits, lui paraissait sale. Déchirée par endroits, elle était tachée d’un rouge bordeaux inquiétant. 

 

Lorsque sa mémoire endolorie lui revint, sous la forme d’un éclair foudroyant, elle sentit son souffle se suspendre et partit en courant vers le rez-de-chaussée afin de vérifier que le couteau n’avait pas été utilisé. 

 

Son nom, elle le subissait depuis l’enfance et ne voulait plus le porter. Elle avait tenté plusieurs fois de le jeter, de l’oublier, de l’effacer jusque dans sa chair, sans jamais parvenir à se libérer véritablement. 

 

Ainsi, le désordre de ce matin et les traces inquiétantes sur son corps étaient sans doute les stigmates d’une nouvelle tentative d’ouvrir la porte de l’oubli, ce portail qui lui semblait immuable, insaisissable et infranchissable. Une nouvelle tentative qui apparemment l’avait menée vers un nouvel échec. 

 

Le corps las et l’âme épuisée par toutes ces années d’atermoiements et de pertes de repères, Desdemona décida de mettre un point final à ses tourments. 

 

Lorsqu’elle s’empara du couteau et le brandit vers le ciel, conquérante et altière, elle sentit toute sa fatigue s’évaporer. La rencontre ultime avec son destin s’annonçait enfin, triomphante et radicale. Elle eut alors une pensée émue pour la petite fille qui, en elle, avait tant souffert, ainsi que pour l’adulte qu’elle était devenue et qui osait enfin s’affirmer. 

 

Au moment de crier victoire, elle fut saisie avec vigueur par un homme au manteau blanc qui apparut tel un fantôme et lui ôta son arme avant de disparaître ou plutôt de s’évanouir dans les airs. 

 

Libérée de l’acte ultime qu’elle n’avait pas commis, Desdemona retourna se coucher, espérant de tout son coeur sombrer dans un sommeil magique qui aurait le pouvoir d’exorciser toutes ses peurs et d’effacer le souvenir même de la douleur. 

 

Alexandra Fadin
(extrait de "Contes Merveilleux du Quotidien", tous droits réservés)

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