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Suzanne et l'intuition

Lorsqu’elle ouvrit le livre d’art « au hasard », Suzanne ne se doutait pas qu’elle ouvrait en même temps la porte de son intuition, ce compagnon de vie plein de mystère qui lui réservait déjà souvent des coïncidences amusantes, que certains nommaient synchronicités, d’autres absurdités, et d’autres encore épi- phénomènes résultant de probabilités scientifiquement et humainement prouvées. 

 

Suzanne savait depuis longtemps qu’écouter et suivre son intuition était un art ancestral d’une rare puissance. 

 

Tout ce qui sortait du champ rationnel et de la banalité l’avait toujours attirée et elle avait souvent regretté que cette matière, l’intuition, ne fut pas inscrite au programme des cours dès l’école primaire. 

 

Elle se demandait régulièrement à quel âge on perdait son contact permanent avec ce compagnon de route invisible qu’elle considérait comme une partie évidente de l’être humain, qui naissait avec lui et le suivait en toutes circonstances, comme une ombre lumineuse. 

 

Si cela avait été possible, elle aurait été heureuse de devenir spécialiste de l’intuition, puis professeur de cette matière qu’elle se serait efforcée de transmettre à ses élèves comme on offre un cadeau précieux de la vie, et elle se sentait souvent nostalgique des moments de retrouvailles et de rencontres qu’elle aurait organisés avec et entre ses différentes promotions. 

 

Elle avait même inventé un nom pour définir son métier imaginaire, « intuitionnologue », un mot qui résonnait en elle d’une manière aussi crédible et respectable que les professions d’ethnologue ou oenologue. 

 

Ce jour particulier de l’ouverture du livre d’art, elle était « tombée » sur une reproduction de « Salomé ou l’apparition » de Gustave Moreau. 

 

A la fin de la lecture de son article, pages 60 et 61, elle était partie nager son kilomètre habituel à la piscine municipale puis elle avait cédé à une impulsion totalement imprévue, qu’elle avait ressentie d’une manière tellement joyeuse et excitante qu’elle n’avait pu que se conformer à ce changement de programme impromptu qui lui apparaissait comme légitime et presque nécessaire. 

 

Sautillant de bonheur et d’impatience et dansant plus qu’elle ne marchait pour concrétiser son désir intuitif et arriver au plus vite devant l’entrée du musée, elle se sentit profondément heureuse en parcourant les salles des collections permanentes et ne pensa même pas à s’interroger sur la raison de cette sortie inattendue dans une journée qui ne se prêtait à priori pas à de l’improvisation de dernière minute. 

 

En revanche, lorsqu’elle entra dans l’espace de l’exposition temporaire et qu’elle se retrouva malgré elle encerclée par un groupe dont la guide enthousiaste cita « Salomé ou l’Apparition» de Gustave Moreau, elle sentit son corps échapper à son contrôle et se figer, comme s’il cherchait à se métamorphoser en véritable sculpture afin de lui permettre de mieux entendre et de mieux s’intégrer dans son environnement. 

 

Dès qu’elle put retrouver l’usage de ses sens, de sa volonté et des mouvements son corps, elle n’eut pas l’idée d’écouter la suite des commentaires de la conférencière historienne de l’art car chercher de nouveaux indices, de nouveaux signes ou de nouvelles preuves du lien invisible qu’elle entretenait avec son intuition lui était devenu inutile. 

 

Elle se glissa délicatement hors de ce cercle, aussi inconnu qu’essentiel dans sa puissance involontaire de révélation, et savoura le délice de savoir qu’elle se trouvait « au bon endroit au bon moment » et que la magie de l’intuition n’était pas qu’un rêve utopique. 

 

Alexandra Fadin
(extrait de "Contes Merveilleux du Quotidien", tous droits réservés)

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